Culture Luxe : sa substance, ses valeurs par Nathalie Gervais

Bonjour Nathalie, peux-tu me parler de ton parcours fort inspirant ?
Dans les années 90, j’ai eu la chance de débuter chez Gucci avec Tom Ford en Italie, à Florence. Je dessinais alors les collections femme. Cette expérience a été absolument hors norme tant Tom a révolutionné l’univers du luxe en poussant le curseur de l’audace, intégrant des codes jusqu’alors utilisés que par quelques créateurs.
J’ai ensuite rejoint Valentino comme directrice de la création des collections ‟diffusion”, avec pour mission de rajeunir la marque, mêlant toujours création et marketing.
Puis, j’ai été propulsée sur le devant de la scène en devenant directrice artistique de Nina Ricci, avec des objectifs de croissance très ambitieux. En l’espace de dix-huit mois, cette belle endormie renaissait de ses cendres avec une croissance phénoménale et créait un sérieux buzz médiatique.
J’ai ensuite pris la direction créative de Ferragamo à Florence. Pour la première fois, la maison, toujours majoritairement détenue par la famille, confiait cette responsabilité à une personne externe afin d’unifier et clarifier son identité de marque.
Après ces expériences au sein de grands groupes, j’ai été sollicitée par le couple fondateur de Piazza Sempione à Milan, maison plutôt confidentielle rachetée par la suite
par L Catterton. Ce projet était passionnant car il apportait une vision du luxe plus abordable au positionnement novateur ‟ bridge-luxe ”, avec des produits 100 % italiens à la qualité irréprochable, tout en adoptant une communication et distribution proches du luxe traditionnel.
Par la suite, j’ai fondé ma propre société de conseils. J'accompagne financiers et PDG en audit d'investissements dans le luxe. Mon travail consiste à identifier les vecteurs de relance, redynamiser des maisons en créant des storytelling attractifs, structurés, et créer l'offre produits que ça soit dans l'accessoire, le prêt-à-porter, ou le lifestyle.
❞ C’est une qualité de service,
une attention méticuleuse aux détails,
une personnalisation et
expérience client inégalées❞
Comment peux-tu définir la culture luxe, ce qui, pour toi, en est sa substance ?
Ce qui définit la culture luxe c'est avant tout une expérience privilégiée, basée sur la qualité et la durée.
Par privilégiée, j’entends une expérience qui sorte de l’ordinaire. Elle s’inscrit dans une forme d'élévation du soi, que ce soit par le rêve, le statut, les aspirations.
Elle est intrinsèquement liée à l'humain, à ce qui est perçu et vécu.
Elle doit être soutenue par une histoire, des traditions et savoir-faire, un artisanat spécifique au secteur dans lequel elle s'inscrit. Pour la mode et la beauté, ce sont les modélistes, petites mains, brodeurs, dessinateurs, fins orfèvres et joailliers, plumassiers, spécialistes des métiers du cuir qui travaillent avec des outils bien spécifiques, … mais aussi les nez (haute parfumerie).
Et au-delà des produits, c’est tout un processus qui est inscrit dans sa nature propre. Un développement souvent lent pour permettre la meilleure exécution possible, qui implique beaucoup de recherche, dans le respect des savoir-faire.
Enfin, c’est une qualité de service, une attention méticuleuse aux détails, une personnalisation et expérience client inégalées.
Dans cette expérience, l'intégrité dans la qualité est un élément clé.
Prenons l’exemple de la maison Hermès où l’invitation à réparer ses produits implicite une qualité qui s’inscrit dans la durée. L’intransigeance sur la qualité devrait toujours constituer un des éléments premiers dans les maisons de luxe, des plus anciennes aux plus récentes. J'ai ici en tête l’exemple de The Row.
D’ailleurs, c'est très intéressant de voir que de grands acteurs financiers privés ont investi dans cette marque. The Row est une marque aux débuts relativement récents mais promise à une belle croissance liée, entre autres, à une identité clairement définie et son intransigeance sur la qualité.
❞ L’importance de l’humain s’inscrit
dans tout le processus❞
L’humain est-il au cœur de cette culture luxe ?
Oui, il est central!
L’importance de l’humain s’inscrit dans tout le processus. Depuis la conception des produits, la valorisation des talents de celles et ceux qui travaillent pour et autour de la marque, la qualité des conditions de travail et de production, sans oublier la communication, les relations avec le client et l’expérience d’espaces de vente de plus en plus personnalisés.
Cette valeur donnée à l’humain est d’ailleurs l’inspiration derrière des expériences tout à fait privilégiées entre la marque et son public. Un exemple me vient en tête: celui de Brunello Cuccinelli qui a invité ses meilleurs clients à un immense banquet pour son anniversaire à Salomeo, le village dans lequel il a installé son entreprise.
❞ Il s’agit avant tout de trouver un équilibre entre innovation et respect des valeurs du luxe, de la marque et ses savoir-faire❞
L’innovation n’est-elle aussi pas clé dans cette culture du luxe ?
L’innovation est essentielle.
L’innovation assure la désirabilité de la marque et ses produits. Si elle est étouffée, qu’il y a complaisance en misant toujours sur les mêmes formules, la lassitude s’installe et le déclin devient inévitable.
Cependant, les innovations qui ne respectent pas l’identité et les valeurs de la marque déstabilisent jusqu’à parfois être perçues comme une trahison.
Le ‟rêve‟ est abimé.
La construction de narratifs et expériences qui stimulent les émotions, donc une part d’irrationalité, sont constitutifs de l’univers du luxe.
Les marques ont, à bien des égards, créé de véritables relations avec leurs clients dans laquelle l’affect joue un rôle. Des liens construits dans la confiance, avec le temps. Briser cette confiance constitue un choc, d’abord pour le client puis, par voie de conséquences, pour la marque.
Mais ces relations sont vécues et nourries de manière très différente selon que l’on appartienne à la GenZ ou aux babyboomers.
Les marques le savent.
Aussi, dans une course au buzz médiatique et à la séduction d’une clientèle plus jeune, branchée et consommatrice, certains grands noms du luxe bouleversent leurs propres codes en investissant de nouveaux territoires -jeux, Web3, sports, divertissement, influenceurs, … Cette incursion dans des univers parallèles au monde du luxe traditionnel constitue, à mon avis, un pari risqué. Si chaque maison a sa propre culture ; le luxe aussi.
De nombreuses études nous montrent qu’une majorité de jeunes recherchent l’authenticité. Ca tombe bien : traditionnellement, la culture du luxe s’inscrit dans celle-ci !
Il convient donc d’en tenir compte dans la quête de modernité.
Il s’agit avant tout de trouver un équilibre entre innovation et respect des valeurs du luxe, de la marque et ses savoir-faire. On sent cette justesse chez Hermès, Cartier, ou même, de manière plus moderne, chez Loewe.
La maitrise de l’innovation implique aussi des qualités de leadership.
❞ Cette culture trouvera avantages à s’enrichir d'autres cultures❞
Tu entends quoi par leadership ?
Un leadership telle une force tranquille dont le respect des traditions sont induites et qui, avec intégrité, permet une évolution nourrie par une histoire mais aussi des valeurs socialement et écologiquement responsables.
Une culture de marque inspirante, solide.
Cette culture trouvera avantages à s’enrichir d'autres cultures également. Celles de siècles passés, approches et expériences singulières, savoir-faire variés autant que rares.
Pour illustrer mon propos, je reprends de nouveau l’exemple du monde d’Hermès associé, évidemment, à la culture hippique. Cette culture fut élargie au monde de la poésie par Jean-Louis Dumas, puis fut de nouveau enrichie par le PDG actuel Axel Dumas jusqu’à s’étendre à un véritable art de vivre complet, dans lequel des éléments de cultures africaines ou asiatiques viennent se joindre à l’héritage français.
Le pari est réussi et fait rêver!
Pour que la recette réussisse, il convient d’avoir bien défini l'identité de la marque pour la faire évoluer, avec profits, dans la continuité.
Un territoire bien défini permet à la créativité de s’exprimer et contribuer à la progression du CA.
Parlant de continuité, j’en profite pour souligner ici le problème des chaises musicales qui touche de nombreux dirigeants et directeurs artistiques dans le secteur du luxe. Il s’agit là, à mon avis, d’un frein sérieux à la consolidation d’un univers de marque. Autant de visions qui se succèdent, autant d’histoires changées. Le danger est une perte de crédibilité.
Et rares sont les marques qui n’en font pas les frais.
Comment expliquer que les plus belles croissances de groupes et/ou de marques se fassent la plupart du temps avec une constance à leur tête ? Je pense ici à Prada dont l’exemple est le plus éloquent. Une même direction artistique, une culture de marque qui demeure tout aussi pertinente et moderne qu’à ses debuts, et ce, depuis environ 40 ans.
Loin de moi l’idée qu’il faille figer les choses, mais n’y a-t-il pas un juste milieu à trouver entre 20 mois et … 20 ans ?!?
❞ chercher à inscrire le futur du luxe
dans une plus grande intégrité❞
Et si le questionnement autour des performances des grands noms du luxe ne se faisait plus seulement autour de son/sa designer star mais davantage sur certains aspects structurels : une omniprésence qui lasse, la surenchère du spectacle, la course au buzz médiatique, et l’appétit pour une croissance à deux chiffres ?
L’heure est-elle venue de se poser des questions de fond ? De renouer avec des valeurs plus pérennes ? Une approche qui permette de valoriser des expériences qui ont un sens ? Une meilleure compréhension de ce qui nous meut ?
L'intelligence artificielle peut nous y aider. Elle est déjà utilisée dans maints secteurs : de l’analyse des données pour mieux gérer la production et l’allocation des produits, à la communication et l’expérience client. Celle-ci ,bien intégrée, permettra-t-elle aux acteurs du luxe d’élever l'expérience client avec l’humain en son centre? Je le crois, oui.
Réponse à trouver collectivement, je pense, avec des leaders éclairés. Ce qui me semble incontournable sera notre capacité à faire des bilans avec sincérité et humilité, chercher à inscrire le futur du luxe dans une plus grande intégrité. Une démarche impliquant une vision courageuse, holistique, soutenue par des savoir-faire artisanaux de qualité et les nouvelles technologies.
❞ La culture doit être comprise comme ouverture, curiosité, l’intérêt porté à l’autre,
à ce qui est différent❞
J’aime beaucoup ton idée d’intégration des cultures comme moteur de la création, peux-tu développer ce point ?
Il en a été ainsi de tous temps. Pour la couture, les premiers qui me viennent à l’esprit sont Poiret, Chanel, Lanvin, Balenciaga, St-Laurent, Schiaparelli, …. Mais on pourrait tous les nommer.
La culture doit être comprise comme ouverture, curiosité, l’intérêt porté à l’autre, à ce qui est différent. Elle enrichit tous discours, toutes pensées. Le processus créatif dans la mode en est invariablement nourri. On le voit aujourd’hui avec l’influence de l’architecture chez Nicolas de Felice pour Courrèges, celle du surréalisme chez Daniel Rosenberry pour Schiaparelli, celle de l’artisanat chez Jonathan Anderson chez Loewe. Il sera fort intéressant d’ailleurs de voir comment Jonathan Anderson intégrera ces savoir-faire chez Dior.
De même, il nous tarde de voir comment Mattieu Blasy fera évoluer les liens tissés avec l’art et le design contemporain au sein de la maison Chanel.
On le voit, l’apport de la culture, la nôtre autant que celles des autres, tous domaines confondus, est essentiel à la création.
Merci Nathalie.
On voit que le luxe est un rêve exigeant !
On se donne donc rendez-vous pour la suite de ce talk la semaine prochaine.