La culture d’entreprise vu par Bruno Piacenza

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❞Au sein d’un groupe humain ou d’une organisation, la culture est un système cohérent de valeurs, de croyances et de comportements liés à la raison d'être.



Racontez-nous votre parcours à l’aune de l’importance de la culture d’entreprise


J’ai toujours été conscient de l’importance de la culture et attiré par le multiculturel, peut-être du fait de ma double culture franco-italienne.
Mon intérêt pour les humanités ne s’est jamais démenti (école de Palo Alto, philosophie, …) et a été jusqu’à me conduire chez les Papous pour comprendre comment une culture est constitutive d’une société.
Pour ce qui est de mon parcours professionnel, je dirais qu’assez logiquement j’ai beaucoup travaillé à l’étranger. Après une école de commerce et un début de carrière comme consultant en stratégie chez Bain, je suis entré dans l’univers de la grande consommation chez Henkel.

— directeur Général de pays
— patron de régions (Europe, Asie, Moyen-Orient, Afrique)
— N°2 de la division Cosmétiques monde
— patron de la division Lessives et Produits ménagers, basée à Düsseldorf, 10.000 personnes, chiffre d’affaires de 7 Mds €, une trentaine d’usines et une présence dans 60 pays.

Au cours de ma carrière, j’ai fait avec mes équipes beaucoup d’acquisitions, d’ouvertures de nouveaux pays, de lancements produits, de revirements qui ont nécessité des transformations culturelles.

Cela m’a permis de mettre en lumière le fait que la culture est faite de sous-cultures. L’essentiel est de chercher des points en commun dynamisants et une vision claire partagée pour établir une culture commune qui transcende ces sous-cultures tout en tenant compte des spécificités propres à chaque sous-culture (entre différents pays, entre départements, …)


Quel(s) événement(s) vous a/ont permis de comprendre l’importance de l’aspect culturel ?


Pour illustrer la diversité culturelle entre différents pays, je pourrais vous relater cette réunion, en Allemagne dans laquelle je suis arrivé avec trois minutes de retard et où je me suis retrouvé face à une salle vide. Quelques mois plus tard, en Italie, ayant retenu la leçon, je suis arrivé bien à l’heure et j’ai dû attendre dix minutes que les autres participants me rejoignent. Il y a des différences culturelles. Il ne s’agit pas de les juger mais de les comprendre pour pouvoir s’y adapter.

Cette importance de la culture est également primordiale lors d’acquisitions. D’expérience, certaines acquisitions pas forcément très porteuses sur le papier s’avèrent être de grandes réussites du fait d’une grande proximité culturelle. L’inverse est vrai ! Ne jamais sous-estimer l’importance de la culture si on veut éviter quelques déconvenues.


Comment pouvoir évaluer en amont, que deux cultures peuvent correspondre ?


Si la culture se joue au niveau de l’ensemble de l’organisation, elle est encore plus prégnante au niveau des dirigeants. Quand deux entreprises veulent se rapprocher, elles doivent vérifier que leurs valeurs sont partagées et que leur raison d’être et leurs comportements ne sont pas incompatibles.
Je dirais qu’il y a deux étapes :

1. Etablir un diagnostic clair des différentes cultures pour voir si ça peut fonctionner et pour déterminer quelle culture commune on désire créer. Un des points essentiels de la culture est la prise de conscience, c’est être capable de dire où on en est, qui on est et où on souhaiterait aller ensemble.

2. Définir le mode et la rapidité d’intégration appropriés (intégration totale, électron libre avec des synergies, …)


Comment définiriez-vous la culture ?


Au sein d’un groupe humain ou d’une organisation, la culture est un système cohérent de valeurs, de croyances et de comportements liés à une raison d’être.

Une culture ne se crée pas à partir d’objectifs financiers même s’ils sont essentiels mais en fonction de ce qu’on a envie d’être. Que souhaite-t-on apporter à la communauté ?


Qu’est-ce qu’une raison d’être impactante ?

— une raison d’être doit être simple et concret. Il doit renvoyer à ce que l’on est, au métier que l’on fait tout en proposant une ouverture sur les enjeux du monde. La raison d’être de la division Lessives et produits ménagers chez Henkel était " Ensemble pour créer un monde plus propre " ce qui que tous ensemble et par l’innovation, nous voulions être les leaders du marché des détergents et de l’engagement en termes de développement durable.

— il doit être différenciant.
— il doit pouvoir dire ce que l’on voudrait être à horizon 5 ans.


Que doit porter la culture en termes de croyances, de comportements et de valeurs pour faire face à la complexité ?


Il n’existe pas une culture théorique qui serait la bonne. La culture dépend de nombreux éléments : de l’histoire de l’entreprise, de sa raison d’être, de sa taille, …
En revanche, certains éléments sont essentiels :

— elle doit intégrer le changement (change orientation). Si une entreprise n’évolue pas au moins aussi vite que son environnement extérieur, elle est morte au bout de 5 ans.
— elle doit avoir du sens pour attirer des talents.
— elle doit proposer un certain équilibre entre qualité de vie et engagement professionnel fort.

Ainsi, le changement, l’agilité et la résilience sont des composantes communes dans un monde qui évolue extrêmement vite mais elles doivent être adaptées au vécu, au secteur et à la taille de chaque entreprise.


Comment véhiculer la culture de l’innovation et du change dans une entreprise ?


Je crois que l’élément essentiel est de ne pas avoir peur et d’être prêt à sortir de sa zone de confort. C’est un équilibre très délicat que doit avoir le dirigeant entre oser mais néanmoins être toujours prêt pour le pire.
Cela requiert :

— d’avoir de la diversité dans les équipes pour appréhender le monde différemment
— de promouvoir l’agilité
— de faire confiance aux équipes
— de mettre en place une culture du risque et de l'apprentissage de ses échecs
— Avoir une approche Client et orientée vers le consommateur, c’est-à-dire comprendre ce que l’on peut apporter de nouveau qui va changer la vie des gens. C’est mettre la technique au service de l’expérience client


Si le dirigeant doit montrer qu’on ne négocie pas avec les valeurs qui sont le socle de la culture, il doit toujours être prêt à faire évoluer sa culture car le monde change.❞



Comment concilier la culture de l’entreprise et les sous-cultures (pays, départements, …) ?


La culture est un processus qui ne peut être porté par les seuls dirigeants. Pour établir une culture, il faut s’adresser à toutes les strates de l’entreprise :

— mettre en place un baromètre pour savoir ce qui est important pour les collaborateurs.
— créer des groupes de travail transverses et représentatifs de chaque département, pays, …
— avoir un leadership qui détermine la culture et l’incarne. Sans alignement entre ce qu’on est, ce qu’on dit et ce qu’on fait, aucune culture ne tient.

Une fois cette culture définie, trois composantes me semblent essentielles :

— avoir un cadre suffisamment large pour pouvoir s’adapter aux spécificités de chaque pays ou département.
— être intransigeant sur les valeurs et la vision commune. Les spécificités ne doivent pas entrer en contradiction avec les valeurs globales au risque de créer des silos et de voir disparaître les valeurs communes qui lient les membres de l’entité.
— être simple. Une raison d’être doit pouvoir s’énoncer en une phrase et quatre valeurs clés partagées par chacun dans l’organisation doivent pouvoir émerger facilement. Il faut les communiquer régulièrement et Les vivre au quotidien, parfois avec des mesures simples comme les afficher dans les salles de réunion et vérifier qu’elles sont vraiment mises en œuvre.


Et concrètement ?


Concrètement, on peut, par exemple, faire des simulations sur des cas concrets pour voir comment les collaborateurs réagiraient dans diverses situations en fonction de leurs valeurs. Pour qu’une culture soit forte, il est important que les gens partagent une même représentation.


Comment faire pour qu’une culture irradie dans l’ensemble de l’organisation ?


La première chose est d’avoir une raison d’être simple à l’image de Décathlon " Rendre le sport accessible à tous ".
Pour ce qui est des valeurs, cela prend plus de temps :

— il faut les communiquer régulièrement et partout. Tout est bon à prendre et cela peut être aussi simple que de placarder les valeurs dans les salles de réunions.
— on peut également lier les systèmes de primes à l’alignement par rapport aux valeurs.
— il convient de s’appuyer sur des exemples concrets de ces valeurs mises en action.


Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?


Par exemple, il y a 15 ans, j’avais la volonté d’aller vers le développement durable. Pour ce faire :

— mise en place d'une formation pour tous les salariés de la division afin qu’ils deviennent " "Ambassadeurs du développement durable"
— remise d’un diplôme qui a permis de créer un sentiment de fierté
— engagement de la part de chacun de mener à bien un projet à impact sur le développement durable dans la société que ce soit sur une ligne de produits, sur des déplacements à vélo, … Peu importe, l’essentiel était que chacun s’approprie cette valeur.
— extension à l’ensemble de l’entreprise.
— enseignement dans les écoles (à l’extérieur de l’entreprise)
— mise en place de projets phares. Par exemple, transformer une usine pour qu’elle ne produise que des produits recyclés ou une usine verte, ou un partenariat avec une association qui recycle du plastique au bout du monde et qui finance des communautés locales, … Ces projets visuels montrent qu’il y a un changement concret et palpable. C’est un geste très fort que fait l’entreprise qui fédère.

Pour vous citer un autre exemple, à l’époque où j’étais Président de Henkel France, il y avait trois divisions avec des objectifs différents. Les collaborateurs étaient en quête de sens qui transcende les objectifs de chaque division.

— nous avons décidé de créer une comédie musicale en partenariat avec le Secours Populaire.
— bien loin d’éloigner les gens de leur business, cela a permis de créer un formidable sentiment d’appartenance à une divisions transversale. Tout le monde collaborait pour un projet commun (ceux qui vendaient les tickets, ceux qui faisaient les costumes, ceux qui étaient sur scène).
— tous les bénéfices étaient reversés au Secours Populaire.
Cela peut sembler anecdotique et pourtant ce projet a apporté cohésion et valeurs communes aux équipes et a été force d’attraction pour les nouveaux entrants qui se disaient Henkel, c’est une entreprise qui réalise des profits mais pas au détriment du sens.


Quelle est la relation entre culture et story-telling ?


On vit tous de mythes. Le narratif joue un rôle essentiel. Il est lié à l’histoire mais il doit se projeter dans le futur. C’est un pont entre les racines et l’avenir qui prend l’essence du passé pour le projeter dans l’avenir. La culture n’est pas figée, elle met en mouvement puisque l’objectif est, au final, de construire une vision et un plan d’action stratégique concret basé sur ce narratif.


Quel conseil donneriez-vous à un dirigeant pour favoriser une culture d’entreprise forte ?

— mon premier conseil serait de faire un travail sur lui-même pour être centré. Il faut toujours garder à l’esprit qu’un dirigeant est un rôle modèle.
— s’entourer de personnes très différentes de lui.
— analyser en permanence ce qui a fait la force de l’entreprise en termes de culture mais également en quoi le monde change pour transformer intelligemment la culture. Si le dirigeant doit montrer qu’on ne négocie pas avec les valeurs qui sont le socle de la culture, il doit toujours être prêt à faire évoluer sa culture car le monde change.

Je vais vous donner un exemple concret. Il y a une quinzaine d’années, Michelin a décidé d’annuler Indianapolis avec un coût de 50 M€ plus les réclamations. Pour quoi ? Les voitures étaient prêtes mais les pneus avaient un problème technique : ils pouvaient exploser. Michelin a refusé de prendre le risque qu’un pneu explose car l’un des deux valeurs-clés de l’entreprise est la sécurité. On voit que croire en ses valeurs, c’est être prêt à beaucoup de sacrifices au nom de ces valeurs.


Parlons un peu des grands échecs (Palm Pilot, Blackberry), qu’est-ce qui a fait que les dirigeants n’ont pas vu le changement venir ?


Il y a trois raisons majeures qui empêchent d’anticiper le changement :

— le déni
— les œillères comme par exemple, ne voir que les concurrents qui nous ressemblent et être aveugles à ceux qui vont disrupter notre marché parce qu’ils viennent d’ailleurs.
— le fait de se raccrocher à l’existent et ne pas vouloir le lâcher parce que ça marche, c’est rentable au risque de ne pas investir sur le futur.

Un dirigeant doit pouvoir prendre conscience de l’attitude qu’il adopte face au changement pour être en mesure de prendre les bonnes décisions.


Comment créer cette faculté à regarder au bon endroit pour anticiper le changement ?

— la première chose à faire est de sortir, s’alimenter de l’extérieur. On a tendance à passer trop de temps en interne. Il faut explorer des industries en avance (comme le gaming par exemple). Je pense que la curiosité est une qualité essentielle d’un leader.
— puis oser, se mettre en mouvement tout en imaginant le pire pour y être préparé. L’idée est qu’il vaut mieux que je me disrupte moi-même ce qui demande une volonté car ce n’est pas naturel. Ainsi, on peut mettre en place des structures qui vont disrupter en interne.


Une entreprise inspirant en termes de culture ?


Je dirais Schneider dont le CEO est parti vivre en Asie il y a dix ans pour montrer que la France n’était pas le monde. Il s’est également très tôt intéressé à la digitalisation et au développement durable.

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