Culture luxe, ses égarements, son futur

❞ Aujourd’hui, ces lignes se brouillent,
elles vont même jusqu’à s’effacer❞
De Zara, à COS, les codes du luxe sont exploités par un grand nombre de marques, cela ne créé-t-il pas de la confusion ?
C’est tout à fait exact.
Faisons un petit retour en arrière pour une meilleure perspective.
Avant les années 90 -tournant marqué par la révolution Gucci avec Tom Ford,
l’univers du luxe restait classique et s'inscrivait dans des traditions précises, une expérience très élitiste, avec des codes extrêmement clairs.
En parallèle, il y avait le marché des marques ‟créateurs‟ reposant sur l’énergie créative et l’innovation : Comme des Garçons, Issey Miyaké, Thierry Mugler, Jean-Paul Gaultier , Sonia Rykiel, Jean-Charles de Castelbaljac, Dolce Gabbana, Romeo Gigli, Moschino, Donna Karan, etc… La liste serait longue.
En marge, et souvent très profitables, il y avait les marques ‟bridge”, plus accessibles ; et enfin, celles du mass market.
La liste des marques de luxe restait limitée, relayée par les grandes maisons de couture, et celles aux précieux savoir-faire. Les marques ‟créateurs‟ quant à elles, jouissaient d’univers plus disruptifs et artistiques.
Leurs identités étaient hautement reconnaissables. Elles évoluaient sur des segments de marché dont les codes et positionnement prix respectifs étaient bien définis. Les frontières entre les différents univers étaient claires.
Aujourd’hui, ces lignes s’effacent.
Les stratèges marketing, réseaux sociaux et plans médias ont largement contribué au brouillage des références. Aujourd’hui, avec une qualité de produits, merchandising et communication qui se sont nettement améliorés, la segmentation n’est plus aussi évidente. Prends l’exemple des campagnes très qualitatives de Zara avec de grands noms du luxe - créateurs, photographes, stylistes, invités stars - ou encore celles de Cos.
L’émergence de marques de luxe plus accessibles telles que Jacquemus, Polène...renforcent ce mélange des genres. Elles jouent sur l’ambiguïté jusqu’à revendiquer le label luxe. En créant des imaginaires de marque, communication et expériences inspirés des codes du luxe, elles en revendiquent le côté aspirationnel, mais à prix abordables.
Elles posent un questionnement légitime : peuvent-elles être considérées comme marques de luxe ?
❞ Et quand le prix devient la seule valeur perçue pour revendiquer ce statut, cela devient problématique❞
Mais les marques de luxe ne sont-elles pas aussi responsables de ce brouillage ?
Indéniablement.
À force de chercher à plaire au plus grand nombre, notamment aux GenZ, de déployer leur présence dans de nouveaux secteurs moins légitimes (divertissement, sport, jeux, tech, etc… ), et multiplier leurs points de vente, les grandes maisons de luxe se sont aventurées sur une pente extrêmement glissante où il devient de plus en plus difficile pour elles de maintenir une d’identité claire.
Certaines marques de luxe vont jusqu’à adopter des codes mainstream, en développant des campagnes moins ‟luxe” que certaines marques mass-market.
J’ai récemment fait une expérience révélatrice avec un groupe d’étudiants en management. Après avoir masqué les noms des marques je leur ai montré de récentes images issues des campagnes ou sites de Gucci et Bershka, YSL Beauté et Maybelline, Cos et Balenciaga, en leur demandant d’identifier celles qui appartenaient à une maison de luxe. Invariablement, ils choisissaient les images issues de campagnes fast fashion. Plus préoccupant encore, ils n’arrivaient pas à identifier à quelles maisons ces images étaient associées !
Idem côté réseaux sociaux où l’on voit des influenceuses comme Léna Situations invitée en ambassadrice de grandes marques de luxe tout en faisant aussi la promotion de marques de mass market. Il y a confusion des genres.
Une trop forte omniprésence couplée à un manque de cohérence sur le positionnement ont contribué à abîmer la dimension de rêve, d’expérience de quelque chose qui soit plus précieux, plus privilégié.
En sus de ces manques de cohérence, l’une des erreurs stratégiques de plusieurs grandes maisons a été la forte hausse des prix pas forcément justifiée pour affirmer leur statut. Et quand le prix devient un des seul critère pour revendiquer un positionnement, cela devient problématique.
Et quels ont été les conséquences de ces hausses de prix peu ou pas justifiées ?
Une perte de crédibilité qui a profondément ébranlé la confiance auprès des consommateurs, en particulier chez les jeunes. En effet, si les prix ont augmenté, très souvent les standards de qualité n’ont pas suivi, d’où le sentiment de se faire flouer.
❞ Il est essentiel qu’elles aient un vocabulaire riche, un ‟imaginaire ” reconnaissable au travers toutes les manifestations de la marque❞
Ne trouves-tu pas aussi que leurs communications n’inscrivent plus ces marques dans la durée comme les campagnes noir et blanc de YSL,
de Gucci dans les années 90 ?
Tu as raison, l’absence de direction artistique visionnaire et cohérente dans leur communication affaiblissent aussi leur identité profonde. Pourtant ces campagnes sont essentielles pour donner aux marques visibilité et soutenir un univers hautement reconnaissable, qui s'inscrive dans la durée.
Mais les campagnes ne sont que la pointe de l’iceberg. Les univers de marques sont communiqués via une multitude de moyens. Il est essentiel qu’elles aient un vocabulaire riche, un ‟imaginaires” reconnaissable au travers toutes les manifestations de la marque.
C’est ce qu’a réussi à faire Jonathan Anderson chez Loewe, rigoureusement, patiemment, avec créativité, sur 11 ans. Nul doute qu’il saura en faire de même chez Dior.
Mais il s’agit là d’un exemple plutôt rare. Le jeu des chaises musicales des créateurs dans les grandes maisons ne fait qu’accélérer la perte de repères expérimentée ces dernières années.
Le manque de cohérence ne permet pas de dégager une culture solide, distinctive, pérenne. Et pour faire du luxe, il faut cette culture !
Mais les marques ont commencé à freiner sur cette course
à l’omniprésence ?
Kering -surtout- et LVMH commencent à freiner sur le nombre de points de vente pour leurs marques. Les bons résultats chez Richemont et Hermès peuvent aussi s’expliquer par le fait qu’elles ne suivent pas cette course effrénée à l’omniprésence. Hermès n'a que 322 boutiques dans le monde. De même, le groupe Richemont possède un nombre très contrôlé de boutiques Cartier.
Des marques comme Ferrari ont recentré leurs activités pour mieux contrôler leur image et miser davantage sur l’expérience et la rareté.
❞ Sur ce socle, vient se poser
l’élément moteur : le plaisir !❞
Parlons maintenant de cette Gen Z totalement ‟addict” aux réseaux sociaux et aux contenus. Aspirent-ils aux mêmes codes du luxe ?
L’équation des marques de luxe est difficile. Il y a un équilibre subtil à trouver.
Comment attirer des jeunes connectés, sur-sollicités, qui ont besoin de s’exprimer, trouver des expériences et produits qui correspondent à leurs identités et aspirations ? D’abord, il faut éviter l’erreur de les mettre tous sous la même enseigne. Leurs réalités sont plurielles. Certains rechercheront en premier lieu des codes d’appartenance à un groupe, alors que d’autres chercheront à défier les normes établies.
Comment s’adresser à eux sans pour autant s’aliéner les millenials et babyboomers ?
De manière succincte, je crois que l’on peut dire que la génération Z valorise avant tout quatre valeurs fondamentales : l’authenticité, la créativité, la qualité, la responsabilité environnementale. Valeurs qui résonnent aussi avec les générations précédentes.
Sur ce socle, vient se poser l’élément moteur : le plaisir !
Donc qu'est-ce qui va les attirer ? Le côté institutionnel des grands noms du luxe, ce côté solide et prestigieux, est un atout certain. Mais pour toucher cette génération, il faudra savoir leur parler de manière plus individuelle, authentique et dynamique.
Il est intéressant aussi d’observer leur utilisation de mediums qui les accompagnent au quotidien : jeux, musique, vidéos, expériences ‟live” vécues en communauté, …
Quand tout devient homogène et stéréotypé, les gens ont besoin de connexion plus individuelle qui se démarque. Souviens-toi, dans les années 90, alors que le luxe semblait encore réservé à une élite figée, les jeunes rappeurs arboraient fièrement les logos de ces marques. Le phénomène s’est ensuite étendu jusqu’à lui aussi devenir banal.
La surconsommation et surexposition jouent en défaveur des marques de luxe, celles-là mêmes qui ont le plus profité de cette mouvance.
C’est pourquoi aujourd’hui, nous assistons à la croissante popularité de marques indépendantes véritablement singulières, qui avancent sans compromis telles que Duran Lantik, Willy Chavarria, Alain Paul, Simone Rocha ou Sacai qui s’inscrivent dans une toute nouvelle conception du luxe qui se dessine.
Ceci, sans oublier un changement fondamental pour la GenZ dans leur mode de consommation. On les voit rechercher davantage des pièces uniques, de qualité à des prix raisonnables. Pour témoin, le succès grandissant des sites de seconde main, comme Vinted.
❞ Tomber dans une surenchère d’images,
n’est en aucun cas promesse d’attractivité
ou de modernité auprès de cette génération❞
Et comment les marques peuvent-elles toucher ce public ?
Dans un monde saturé d'images de toutes sortes, il est essentiel pour les marques de luxe de ne pas sombrer dans cette course à l’ omniprésence. Il s’agit là d’une politique très court-termiste. Tomber dans une surenchère d’images n’est en aucun cas promesse d’attractivité ou de modernité auprès des jeunes. .
Au contraire, je crois à un retour à une certaine forme de rareté, mieux articulée, ciblée, exigeante, et à l’utilisation d’un vocabulaire identitaire qui inscrive une histoire sur la durée avec l’insertion de quelques éléments savamment perturbateurs pour entretenir la flamme.
Cela m’apparait comme la voie la plus prometteuse.
De fait, nous sommes en train d’assister à un véritable bouleversement des modes de consommation.
❞ Au-delà de simples biens de consommation, les clients rechercheront davantage une expérience plus riche de sens, susceptible de leur procurer un plaisir plus durable ❞
Que mets-tu derrière cette idée de bouleversement ?
Les structures des grands noms du luxe se sont construites sur des systèmes, organisations et modes de penser conçus au XXième siècle. Or le XXI ième s’inscrit dans un contexte socio-économique et des valeurs totalement différentes.
Au-delà de simples biens de consommation, les clients rechercheront davantage une expérience plus riche de sens, susceptible de leur procurer un plaisir plus durable et du bien-être. C’est précisément ce que les études de marché nous indiquent chez les jeunes chinois notamment, mais aussi pour grand nombre de GenZ à travers le monde : la recherche d’expériences qualitatives plus authentiques dans lesquelles la consommation de produits mode occupe une place très différente. Le bien-être individuel compte avant tout.
En témoignent d’ailleurs l’essor d’expériences plus confidentielles et personnelles.
Pour l’heure, elles ne s’adressent principalement qu’aux clients les plus riches - les 1%, privilégiés par les acteurs du luxe-. Mais je crois que cette approche, plus largement déployée, a un futur fort prometteur.
Je songe ici à des maisons comme Charvet, The Row, Christian Lauboutin, Jaeger-Lecoultre, les parfums Frédéric Malle, … pour n’en citer que quelques-unes qui démontrent une belle croissance constante.
D’autres industries se joignent à elles pour rendre l’expérience luxe encore plus complète : l’industrie hotellière, restauration, voyages, yacht et aviation.
On rentre maintenant dans certaines boutiques luxe comme on rentrerait chez un particulier hédoniste et raffiné, avec des pièces de design rares, des objets de collection, des œuvres d'art choisies avec soin. L'expérience est totale, l'approche est absolument personnalisée et maîtrisée de A à Z. Tout s’inscrit dans la qualité, le plaisir, la discrétion.
Même le nouveau magasin Le Printemps à New-York s’inscrit dans cette évolution avec un concept retail plus près des codes d’un ‟boutique-hotel” chic que ceux d’un grand magasin.
Quelle que soit la stratégie choisie par une marque de luxe, il lui faudra préserver coûte que coûte une intransigeance sur la qualité, intégrité sur les valeurs transmises et responsabilité sociale et environnementale. Une certaine rareté aussi.
Nathalie Gervais est l'un des regards les plus acéré dans l'univers du luxe.
Précise, exigeante, experte, elle est notre experte luxe dans notre PLUG Tank.
On se retrouve pour la dernière partie de cet interview sur ma newsletter https://lesinspirationsdemax.substack.com/.
On y parlera stratégie, RSE et digital @+